Raphaële George

Entretien

, 05:55am

Entretien avec Ghislaine Amon à propos d’une fresque murale réalisée sur les murs d’un local rue Hélène à Paris 17ème

 

Réalisé par Danièle Gibrat (peintre), Monique Kissel (peintre), Barbara Polak (peintre) et Jean-Louis Giovannoni.

 

18 février 1982 : Ghislaine Amon travaille depuis quinze jours.

Danièle Gibrat –  Lorsque nous t’avons proposé de venir participer à ATELIER IV, tu as pensé immédiatement à ce projet de mur qui te hante depuis longtemps. Tu as dit alors que tu avais déjà « fait » un mur, peux-tu rappeler les conditions de ta première expérience ?

Ghislaine Amon – C’était il y a deux ans. J’avais envie si je réussissais, de montrer mon travail qui était à même le mur. Je ne l’aurais pas fait seule mais avec Vincent Verdeguer (un ami peintre). Il s’agissait de travailler ensemble un peu comme Braque et Picasso.

Je proposais une rencontre, une communion de travail, où chacun serait pris par le vocabulaire de l’autre et l’absorberait.

Transformer le processus de l’influence que j’essaie d’éviter lorsque je travaille seule, en créant une confrontation avec quelqu’un dont le monde est pour moi un appel. Eviter le parasitage en allant au-delà, en faisant bouger les limites par le fait que chacun accepte de léguer momentanément son vocabulaire à l’autre.

Ce que je voulais, c’était un travail d’échange me permettant d’une part de réaliser un vieux projet qui était de faire une fresque, et, d’autre part, de me confronter avec un autre peintre. Ce qui ne se fait plus. Il me semblait que les deux personnes en sortiraient fortifiées. Je voulais travailler à partir des draps, par application, en confrontant la peinture sur le drap et la porosité de la brique. C’est ce que j’avais expérimenté dans mon atelier en découvrant que ce qui m’intéressait c’était la trace sur le mur derrière mon travail.

On a vécu un gros échec Vincent et moi. Mais je lui ai proposé de trouver un autre lieu dans Paris, dans un chantier en construction, et de travailler à la torche. Non pas dans un sens sociologique mais dans un sens de peintre. Faire avec le bénéfice de toute la lenteur nécessaire… et ce quelque chose qu’on aurait pu être découvert après.

Monique Kissel – En parlant de la nécessité profonde de ton travail, tu te trouves aux prises avec une réalité sociale, en situation de rapt, les conditions effectives fait que tu ne peux pas agir autrement.

G. A. – C’est vrai. Mais dans ce cas précis, trouver ce mur, c’était trouver les conditions rêvées de mon travail. Dans une logique interne de mon imaginaire. C’est pour cela que je parle de travail pictural en profondeur, l’ambition première de ce travail sur le mur n’a pas d’intention sociologique. Il s’agissait d’abord de le faire et voir ce que ça nous apportait. On l’aurait montré si ça avait été valable.

Pour moi, ce qui était important, c’était de vivre enfin quelque chose avec un peintre qui ne soit pas du ronronnement, de la salonnade… La plupart des gens n’ont plus de rapport d’intimité, ils restent avec leur travail soucieux d’un paraître, ils se surprotègent. Il n’y a pas d’enseignement qui nous sorte de là.

J’ai gardé l’espoir de faire ça dans un lieu dur, c’est-à-dire non protégé, qui soit abîmé et qui est aussi une âme.

Ma venue ici est une coïncidence heureuse. Je vous connaissais, on a exposé ensemble plusieurs fois. Il n’est apparu évident que ce vieux projet du mur, je pouvais le réaliser ici.

Mais ce mur-là n’est pas une mince affaire, parce que ce n’est pas un mur choisi. Je ne suis pas confondu par sa beauté comme à Bercy. Je suis en face de quelque chose que j’attaque.

D.G. – D’où le titre : «  Contre le mur » ?

G.A. – Oui, pour deux raisons. Parce que c’est un couloir sans possibilité de recul, sans profondeur de champ. J’ai constamment le nez collé sur le mur, je suis tout contre.

J’aurais préféré travailler sur un de vos murs, mais je suis dans le couloir. Ce n’est pas un hasard. Je suis soumise à une loi qui est cèe qui vous associe. C’est comme une punition. Si j’avais pu ça ne serait pas pareil.

Barbara Pollak – C’est donc bien plutôt contre le mur qu’au pied du mur ?

G.A. – Je suis au pied du mur dans le sens où je dispose d’un laps de temps déterminé. C’est tout. Mais j’ai posé au départ que si je n’étais pas satisfaite du travail fait sur ce mur, je ne le montrerai pas. Et dans ce sens-là, je ne sens pas vraiment au pied du mur. D’ailleurs pour moi, c’est impensable, dans la mesure où mon  travail est lié à un secret, il naît dans un certain silence, et tout d’un coup ici il est violé, il doit s’adapter à autre chose qui est votre présence, votre circulation dans les lieux. Je suis greffé dans cette histoire. Je ne sais pas si ça m’apportera une vitamine. C’est peut-être une vitamine mauvaise, empoisonnée…

M.K. – Peut-être que les effets ne sont pas immédiats ?

G.A. – C’est sûr. De toute façon, je ne suis pas quelqu’un du regret. Quand on ne regrette pas les choses, c’est toujours vitaminant. Je ne sais pas ce que je vais apprendre…

Le mur m’apparaît géant, j’aime bien ce côté-là. Il est aussi très laid, parce que j’ai l’impression de ne pas pouvoir m’y projeter, mais seulement de m’y déposer. Il y a de l’absurde à faire quelque chose sur un mur qui existe déjà en soi, avec sa beauté propre.

Jean-Louis Giovannoni – Ce qui m’a frappé, c’est que tu as amené ici toutes les techniques que tu as exercées auparavant. Elles sont toutes là, mobilisées contre ce mur.

G.A. – Au départ, je voulais faire une synthèse de tout mon travail depuis quatre ans. Mais est-ce c’est possible ? Pourtant, je sais ce que j’ai touché en faisant les draps, ça a à avoir avec ce que je fais maintenant –  les cellophanes aussi et les parois.

Je n’ai pas une attitude méditative devant le mur. Je me mets devant, je le regarde et j’attends qu’il me parle. Il ne peut pas ne pas me parler parce que je ne l’ai pas choisi. Peut-être qu’il commence à me parler seulement maintenant que je lui ai foutu ma laine de fer dessus. Tout d’un coup, il s’est trouvé atteint d’un matériau qui le fait rouiller. Et ça m’émeut de voir que je peux faire quelque chose qui le touche vraiment. Ce n’est pas que le mur me dépasse mais je n’ai jamais voulu l’écouter. C’est exactement comme dans mon travail, j’avais des tas de choses que je n’aurais pas dû faire mais que je faisais quand même en me disant que même l’impasse, que je connais dans mon travail, avait quelque chose à me faire découvrir. Cette volonté synthétique m’apparaît donc en soi comme une impasse parce que je la sais impossible. Mais le fait que je veuille m’y confronter doit avoir un sens – je ne sais lequel.

M.K. – Un matin, je suis venue et j’ai vu les dessins en paille de fer sur le mur. Là, j’étais hallucinée. Il m’a semblé que l’utili-sation de la paille de fer dans son rapport au mur, dans sa tactilité, sa simplicité, sa raideur, sa rigueur, opère une synthèse dans le sens où ce matériau et son rapport au mur, tout d’un coup porte au niveau de la forme les choses éparses que j’ai pu glaner dans ton travail et dans tes propos.

G.A. – Je ne le vis pas comme quelque chose de synthétique. C’est un matériau que j’ai déjà utilisé, et il y a d’autant moins une synthèse que tous ces matériaux sur le mur se repoussent les uns les autres.

Quand j’évolue dans mon travail, je glisse de façon logique vers un plan imaginaire – par exemple : du drap de suaire à la momification par la cellophane. Ce glissement intérieur provoque de fait un changement de matière. Il y a longtemps que je veux m’aplatir contre un mur, et la paille de fer m’en a donné la possibilité en me permettant de transporter ma matière picturale habituelle sur un autre support et donc d’y laisser des traces différentes que celles des draps. Ce mouvement est riche de découvertes. Faire un travail de synthèse pour moi, c’est essayer de comprendre la logique du fonctionnement de mon imaginaire et de me permettre ainsi de rassembler tous ces membres qui s’ajoutent à ma personne. Finalement, un matériau que j’utilise, c’est comme un membre qui me prolonge. Je voulais trouver une possibilité de me rassembler et il me semble que le mur est ce lieu du rassemblement. Or dans cette confrontation actuelle, d’un côté je me sens diminuée et appauvrie, parce je bute sur ce mur, et de l’autre je me sens au contraire grandir du fait que ce mur me dérange, m’oblige à m’épurer.

A mon arrivée dans l’atelier, le fait de poser des draps blancs sur ce mur, cela me les fit voir comme j’ai toujours voulu les voir – peut-être aussi comme je les ai toujours vus : nus – même si j’éprouvais ensuite le besoin de les peindre.

Depuis une semaine, je commence à être vraiment avec ce mur alors qu’au début j’étais contre. Avec tous les sens du mot contre. C’est pour cela que j’ai ressenti le besoin de suspendre des tissus, de faire des taches entre moi  et le mur, pour ne pas aborder la paroi de façon directe mais détournée.

M.K. – Le sentiment que j’ai eu en voyant la laine de fer, j’y reviens, est que tout ce que tu disais ou montrait sur le corps, la distance, la tactilité, l’ombre ou sur même sur la présence et l’absence, se trouvait-là. Et je le vis cette aboutissement comme synthétique de tout travail de recherche, comme si ce dernier était arrivé à un niveau symbolique très fort.

G.A. – Tu as peut-être raison ? Mais je ne peux pas moi le sentir. La seule chose que j’ai envie de dire, c’est quand j’ai mis ma laine de fer, j’ai eu envie de décoller tout le reste.

M.K. – Il me semble que sa présence au contraire décolle tout le reste, que le reste est en-deçà ?

G.A. – Tu veux parler de l’effet ?

M.K. – Non, je veux parler de la forme, de la question qu’on  pose en permanence à la forme qu’on élabore, qui est de porter de façon épurée ce que l’on met en elle. La laine de fer porte de façon très resserrée et extrêmement silencieuse ce que j’avais déjà pressenti dans tes travaux antérieurs ? Dans ce que j’ai pu en voir, de toute d’évidence c’est là.

G.A. – Sans doute, la laine de fer est un matériau qui me synthétise de façon symbolique. Néanmoins, si je conserve des matériaux comme la cellophane, afin de tisser les signes de mes dépôts sur le mur, c’est que j’établis une différence entre construire un mur et travailler sur un mur. Je pense que ma façon de m’approprier ce mur, c’est en l’enveloppant. J’ai eu même l’idée, à un moment, de couper de grandes bandes de drap et de momifier le mur.

M.K. – Il me semble aussi que tu t’es mise en position frontale, tu as choisi le face à face et pas le cheminement par exemple.

G.A.  – Non, ce n’est pas vraiment frontal. Je me suis mise contre, ça ne veut pas dire de face. C’est comme s’il y avait un fossé, une vasque entre moi et le mur. Il repousse mes matériaux, il ne les aime pas. Il ne s’agit pas d’une vision de biais. Quand je dis contre, je ne me trahis pas et je ne vous trahis pas. Dans cette expérience, je suis confrontée à ce que je n’aime pas faire dans mon travail, c’est-à-dire ôter. C’est douloureux pour moi. Ici, je ne peux pas me ménager.