Raphaële George

Extrait de journal inédit

, 10:20am

Journal  
(Inédit) 
 
(Double feuille volante, sans date) 
 
On m’avait dit de te laisser en paix quelques jours, ce que j’ai fini par accepter malgré cette peur de mourir oubliée. La nuit m’a recouverte, je suis demeurée paralysée et incapable de prononcer une parole. C’est toi qui m’abandonnais et me livrais à la fatalité de mon destin en dehors de ta présence. J’avais à vivre seule désormais. Je compris que ces bas-reliefs où je t’avais inscrite, n’étaient qu’un immense leurre pour m’assurer de ta présence. Pourtant ne t’avais-je pas convaincue en choisissant contre mes origines mêmes, un pays de glaciation totale aussi blême que l’était ma peau. Cette pigmentation ne pouvait, ne devait pas suffire à composer un signe, elle me rattachait simplement plus profondément que d’autres au silence de mes os.   

Je me sentais proche des morts, souterraine par avance et je préfigurais d’un immense pays à l’image de la couleur purifiée de nos écoulements, maintenus sous d’immenses cellophanes qui la plaquaient sur une couche de terre aussi imperméable que l’or, prête à la conservation.  
 
Le papier reposerait au-dessus et nos mains s’appliqueraient à s’enfoncer dans la matière épaisse qui, protégée par la cellophane, ne risquerait plus de nous tacher, et se conserverait à jamais. Tout semblait figer en-dessous, les rides ne s’inscrivaient qu’en surface, sur la cellophane même, sur cette partie diaphane qui fait illusion de peau. Nous pouvions alors lire le sens de la destinée que nous provoquions dans cette illusion où nous étions de plisser la matière, et la ménager selon notre seule volonté. Ainsi les chemins ne se croiseraient qu’au hasard de nos doigts. Et en dessous, il n’était ni hasard ni accident, ni sécheresse, ni humidité, ni désolation, il y avait là la toute-puissance de la richesse quand elle reste à jamais inaccessible et que nous sommes avec elle sans risque aucun de la posséder. Plus d’oiseaux, plus de sang, plus d’animaux… la terre seule. Nous étions seuls aussi mais à côté de la terre, chacun de cette terre dont nous étions devenus un territoire inoccupé ; chacun retenait un souffle et se livrait au seul regard quand, plus tard, d’autres générations vinrent nous dévoiler, ne comprenant pas notre choix d’avoir ainsi servi la sérénité de la matière. L’écriture s’était ternie dans son opacité même, le mystère n’était plus de ce monde quoi qu’en pouvaient en penser les autres.   
 
Quand la faim s’arrête, fossilisée comme la terre se fossilise, quand tout est redevenu matière, l’existence n’est plus qu’insouciance de l’au-delà, elle réalise l’indivisible. Quand la terre repose sous le vent, toutes les mottes de terre se recollent enfin dans cet abîme sans lumière d’où a surgi la glace. Était-ce là notre premier miroir ? Notre premier appel ? Le père se confond avec la mère, il n’y a plus de route à parcourir  et toute notre impatience se résume dans l’effacement des tombes.  
 
Désormais, tu as la maigreur de l’écriture. Ce que tu écris t’effraye sans doute par tant de difficultés. Tu éprouves une sensation d’insatisfaction, de sclérose. Ton esprit se refuse à aller plus loin.  

Entre temps, je me suis faite belle dans l’espoir de rencontrer dans le miroir ce à quoi ma figure reste fidèle malgré moi. Ton visage reprend son étendue, son territoire de fatigue et d’espoir. Je le travaille dans l’apparence d’un masque pour fuir sa sinistre certitude de l’éphémère. Je cherche maintenant la paix en retrouvant. Retrouver ton personnage, en t’excluant de la page où je sais que fatalement nous ne nous croiserons pas. Laisse-moi retourner à mon servage et tu seras délivrée. Malheur ! si tu te caches à toi-même ton dessein ; on frappera à ta porte et tu auras beau prier, je ne serai plus là pour combler ton abîme. Et ces choses arriveront si tu égares le peuple qui est en toi : si tu t’approches trop de la méconnaissance, tu perdras la sensation du froid, mais personne ne pourra t’accueillir dans son regard. Si tu veux un jour ressurgir de la mémoire après ta mort, tu dois accepter les limites de ton séjour et taire les mots qui font justice à l’incompréhensible.  Revêt donc les voiles nécessaires et marie-toi humblement en silence. Je te promets de ne jamais prononcer une parole. Je ne serai jamais le mauvais témoin qui pourrait te trahir. Je suis celle que tu as conçue faute de ne pouvoir me donner de corps, et pourtant tu es jalouse de mes amants. Ne crois pas enfin que je t’offrirais en retour l’amour qu’ils me donnent. Toi, tu n’as droit qu’aux rêves et déjà tu m’offenses à tenter de m’y faire pénétrer. Tes calculs pour comprendre comment on fabrique la présence ne sont pas intelligents.  J’ai compris qu’il fallait entrer dans la métaphore du miroir, se laisser happer par une matière molle dont il s’empreinte, pour que le monde surprenne la forme essentielle qui nous ramène à la fidélité de l’anonymat. Bien sûr, tu auras beau dire qu’il s’agit d’untel ou d’unetelle, qui sera là pour le prouver lorsqu’ils auront disparu ? 
 
 
 
Raphaële George, pages de journal in Je suis le monde qui me blesse, Journal de 1976 à 1985. ©Editions Unes