Feu noir sur feu blanc, ou comment lire Raphaële George
Par Gisèle Berkman
« L’amour ne s’est jamais transmis autrement que caché »
Raphaële George
« Je me dis : il y a en toi comme une blessure qui ne se résorbe pas. Comme si une fatalité te rendait certaine d’être de moins en moins aimée au fur et à mesure que tu te risquais à être ce que tu souhaitais profondément être. » Voici une voix dont on ne peut méconnaître la singularité : fiévreuse, ironique parfois, pressante toujours, et par moments illuminante. Ici se lit une adresse qui poursuit sa course bien au-delà de la mort.
Comment lire Raphaële George, aujourd’hui ? Comment faire entendre, déployée à sa juste mesure, cette voix si singulière que l’édition de Double intérieur vient à point nommé nous ré-adresser ?[1] La question se pose avec plus d’acuité encore pour moi, qui ne l’ai pas connue, qui suis d’une autre génération. Même si le mot ne convient qu’à moitié, trop usité, trop convenu sans doute, Jean-Louis Giovannoni aura joué, pour moi, un rôle de passeur, lui qui, bien avant cette parution, m’avait parlé de Raphaële George-Ghislaine Amon qui dirigea, avec lui, les Cahiers du double ouverts aussi bien à la littérature qu’aux divers champs des sciences humaines.
Il est toujours difficile de parler d’un autre qui n’est plus là pour confirmer ou infirmer ce que nous disons de lui, qui n’est plus là pour nous répondre et pour répondre de son entreprise. A fortiori lorsque cet autre a écrit dans son Journal : « je me sentais proche des morts, souterraine par avance », ou encore : « j’ai opté pour l’autre côté, dans ce pays où l’on n’attend rien. ». Certes, c’est encore une posture, fût-elle la plus extrême, mais celle-ci nous met au défi d’en savoir ou d’en dire plus, nous conviant à ce point extrême où le mot et la phrase se veulent, pour reprendre une image célèbre de la Kabbale, écrits avec du feu noir sur du feu blanc. La rage de l’expression anime de son feu spectral les textes rassemblés dans Double intérieur. C’est une soif inentamée, que la mort n’a pas éteinte, et dont nous sommes à présent, nous les lecteurs, les répondants. Ne nous le cachons pas : une fascination romantique est liée à la personne même de Raphaële George, à l’éclat de son visage sur les photographies, à l’intensité de son écriture, au poids d’ombre et de calcination qui s’y dépose, ainsi qu’à l’urgence de dire, d’inscrire sans relâche, qui s’y fait sentir à chaque mot. « Dire avec la craie pour marquer, dire avec le corps, simplement pour vivre. » (Le petit vélo beige). Fascination, romantisme : les mots sont lâchés mais autant les prononcer d’emblée, pour mieux s’en déprendre et viser au-delà.
Il faut repartir de la création de concert avec Jean-Louis Giovannoni dont témoigne L’Absence réelle. Cet échange de lettres autour de Joë Bousquet fut écrit comme dans le rêve de mimer le mort, ce spectre fédérateur autour duquel le jeu s’ourdit. Côte à côte et comme à touche-touche, deux voix, non identiques, mais proches, avec des résonances, des échos qui ne peuvent que frapper ceux à qui la lecture de l’un et de l’autre est familière. La voix de Jean-Louis Giovannoni est plus tenue, plus maîtrisée parfois dirait-on, celle de Raphaële George a par moments des embardées de cheval fou, des allures de défi ordalique. Il en émane, aujourd’hui encore (pourquoi certaines voix ne pourraient-elles pas tourner, comme le font les parfums ? la sienne ne vire pas, garde par conséquent toute son amplitude, toute sa présence) une forme d’intensité brûlante. Les zones psychiques où elle nous mène sont incommodes, on y respire mal, ce qui n’est pas incompatible avec une forme de noire allégresse. Certaines phrases sont écrites depuis ce rêve d’une après-vie qui est comme une affirmation de survie : « Et si on m’avait tuée sans que je le sache ? Comment m’en rendrais-je compte ?» L’ensemble est porté, emporté, à un très haut degré de fusion. Comme si l’écriture jouait avec sa propre calcination, ce à quoi n’est pas étrangère la judaïté de Ghislaine Amon, le sort tragique de certains membres de sa famille durant la guerre, et en particulier ce jeune oncle Georges auquel elle a emprunté la seconde partie de son pseudonyme, la première, Raphaële, renvoyant à l’hébreu : Dieu l’a guéri (e), Rophé-El. « Mais il y a tous ces morts qui crient en nous / en plein milieu de nos cauchemars. », écrit-elle dans Éloge de la fatigue (p.24).
On pourrait, bien sûr, distinguer des thèmes : le double, l’absence, le corps - un corps mortifié, « éclaté comme un verre cassé » (p.97), voire sacrifié : « il faut bien faire de son corps un lieu de sacrifice. Signe : Bélier. » Mais on ne toucherait pas, ce faisant, à l’essentiel, qui est ici le geste et la geste d’écrire, dont elle suit en elle-même (certains extraits du journal en témoignent) le péril, le risque, le mouvement. Que tout geste soit une malfaçon, l’esquisse d’un tracé idéal que l’on n’atteindra pas et à quoi tout se résumerait, c’est ce qu’elle a, par ailleurs, admirablement formulé : « Je suis certaine que tous nos gestes sont des malfaçons ou des contrechants de cet unique mouvement où sont articulés tous nos livres et toute notre poésie. » (p.110) Pour la lire, sans doute faut-il se laisser porter par le drame de la question tel que son écriture inlassablement le développe. Qu’est-ce qu’échapper aux déterminations qui pèsent sur nous ? Se faire, d’un coup d’aile ou de phrase, fils ou fille de soi-même ? Ce geste, que l’on peut qualifier de ré-engendrement (on pense à Artaud écrivant : « moi Antonin Artaud je suis mon père ma mère et moi… je referai l’homme que je suis. ») implique ici de détruire en soi l’empreinte d’une mère hautement toxique, celle que décrit Le petit vélo beige avec une verve féroce : « Ce n’est pas que ma mère m’ait mise au monde qui importe mais que je me persuade jour après jour qu’elle ne me fera pas… » Écrire pour tenter de se refaire, comme on le dit d’un joueur. La plus grande perte est indissociable ici de la plus grande mise. Miser à fond perdu, ce serait cela le mouvement de l’écriture de Raphaële George. Etre à soi-même le sol et l’absence de sol, se donner l’étai interne, à travers « les mots d’un autre », pour citer Suaires, p. 84 : « … la certitude que j’ai maintenant, née par ce livre et qui remonte en lui, est que pour me reconnaître il me faut les mots d’un autre. Des mots qui auraient été donnés ainsi qu’une mère vous donne le sein. »
Ce qui frappe ici, c’est la forte imprégnation des textes de Blanchot, dont on ne trouve toutefois jamais de citations directes, celle des mystiques aussi (p.88 : « Tout est simplement réductible à une question; celle de l’éternité»). On trouve chez Raphaële George un élan spontané vers la pensée dans ce qu’elle a de plus spéculatif, lisible à même certaines formules qui sont comme frappées au coin de l’impossible. Sans doute a-t-elle écrit sans parfois toujours se comprendre elle-même, dans une forme de lâcher-tout, de mise absolue sur l’absolu. C’est ce que dit cette importante formule, p. 92 : « Lire aussi mais pour un unique profit : l’oubli confiant du savoir », qui inscrirait Raphaële George du côté de Bataille plus que de Blanchot, dans une filiation qui est aussi celle de Nietzsche et de son Gai savoir.
Faire, et ce faisant, se défaire: c’est un geste interminable où quelque chose se dissout à mesure de ce qu’il se construit. Mais c’est aussi, et indissociablement, un mouvement d’imprégnation, d’anamnèse, halant quelque chose de plus vaste et de plus ancien que le sujet, comme il est dit dans Suaires 1, p.72 : « Bien sûr mon écriture n’est pas de moi, ni la forme et ce qui se raconte sans moi, simplement remonte. Je ne suis qu’un écho lointain pour de vieilles images englouties. » Dissolution et infusion conjointes, lente remontée des traces et des noms enfouis : on croit saisir pourquoi Ghislaine Amon-Raphaële George s’est voulue peintre en même temps qu’écrivain, afin de mieux saisir, sur deux portées parallèles, le mouvement qui la portait et qu’elle portait sans relâche.
Les identités constituées sont ici mises à mal. Le drame de l’écriture se tisse à l’ombre d’une histoire singulière, dont l’ombre portée s’étend sur le sujet. GA/RG est bretonne par sa mère, juive turque-égyptienne par son père, mais tout cela est fondu dans un geste de mélancolique dissolution, de rageuse décomposition. De joyeuse assomption aussi. Et parfois dans l’espoir enfantin d’une résurrection, d’un nouveau commencement initié par le geste. Suaires, draps, fresque, sudation, elle semble avoir frénétiquement recherché tout ce par quoi un corps fait empreinte. Rêvant, dirait-on, de déposer l’écriture dans ce mouvement d’imprégnation où la couleur suinte, où la forme se dépose, où la volonté se rétracte pour qu’advienne la figure en quelque sorte au défaut ou à l’envers de la forme. « Accepter que chaque mot prononcé ne soit que l’hallucination de la présence. » Ecrire comme un suaire s’imprègne, comme une couleur infuse, comme une ombre monte, afin de retrouver ce qu’elle a appelé, magnifiquement, « l’élan du premier homme ». [2]