Raphaële George

L'absence réelle (extrait)

, 11:05am

Monsieur,

 

Dirai-je assez que voir est inépuisable, et a ceci de meurtrier que celui qui s’avance à l’orée de son regard, retourné sur lui-même, dédoublé, n’accueille aucune vérité, si ce n’est cette révélation de la fatigue, due à sa vision que limite le contours des objets.

Ainsi, pour exorciser le vide, plutôt que de l’accepter en étant sans cesse le commencement du rien et de personne, vous aviez choisi d’être deux ombres réunies en vous : la mienne et la vôtre, indissolubles l’une à l’autre. Mais je sens que vous quittez enfin cette enveloppe. Nous pouvons désormais parler à égalité où le vide nous fonde, quand la nuit toute entière possède nos yeux. C’est pour cela que je n’ai rien à vous dire de particulier et que nous avons tout à échanger.

Bien sûr, je fus touché, mais comme atteint uns deuxième fois par une balle à travers le récit de votre maladie.

Le corps tout entier voudrait posséder le regard comme s’il maintenait à l’intérieur la multitude, les yeux de tous les vivants.

Le corps n’a pas de regard, mais être malade c’est tenter d’animer au-dehors la passivité intérieure, l’organique devant quoi toujours nous sommes aveugles.

C’est pourquoi être malade est peut-être une façon de dégager, hors de nous, ce désir que notre corps tout entier soit l’évidence même de notre regard ?

Entre les yeux et le regard s’inscrit un fossé d’une nuit sans fond ; ainsi ma blessure me fit naître à mon regard et les mots découvrirent sous mes yeux la maladie du silence.

Il me paraît impossible d’apprendre à voir. Voir, c’est se révéler dans les choses ; et qui n’est pas à soi-même, qui n’a pas tué sa première figure, ne peut voir. Il est malgré lui l’expérience et la victime d’une vision, en apparence confortable et rassurante ; croyant atteindre et toucher le réel qui l’entoure, il retombe sur sa propre figure prisonnière du monde, de la forme qui souffre, sans douleur et sans conscience, comme un paysage gelé sur quoi rien ne pousse.

Les instants s’accumulent par ce réel qui ne se voit pas mais se sent ; ainsi de la matière se meurt et une nouvelle matière se révèle à la vie dans sa pureté originelle perdue. La feuille fut verte sur l’arbre, mais il fallut partir de ce qui la liasse jaune sur le sol pour recomposer cet au-delà de l’émotion où elle nous laissait quand nous ne savions pas encore que son chemin n’éviterait pas le pourrissement.

                                                                                            Vôtre.

 

© Editions Unes, 1986.